Coup de frein à l'application du règlement Passagers aux vols avec correspondance(s)

Dans un arrêt du 24 février 2022, le juge européen a jugé que le règlement n° 261/2004 ne s'applique pas à un vol avec correspondance(s) faisant escale sur le territoire de l'Union mais dont ni le lieu de départ ni la destination finale ne se trouve sur le territoire de l'Union

Près de deux décennies après son adoption, le règlement « Passagers » (règl. n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 11 févr. 2004, établissant des règles communes en matière d'indemnisation et d'assistance des passagers en cas de refus d'embarquement et d'annulation ou de retard important d'un vol, et abrogeant le règlement n° 295/91, JO 17 févr.) continue de susciter de multiples interrogations, en particulier en ce qui concerne son champ d'application défini en son article 3. Les vols avec correspondance(s), désormais partie intégrante du voyage aérien, ont introduit un élément de complexité supplémentaire. En effet, pour ces vols, les destinations d'arrivée et départ sont plus difficiles à déterminer en raison de l'existence d'escale(s). Parmi les interrogations encore pendantes figurait celle de l'application éventuelle du règlement aux passagers d'un vol faisant escale sur le territoire de l'Union mais dont ni le lieu de départ ni la destination finale ne se trouve sur le territoire de l'Union.

Dans un arrêt du 24 février 2022, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a jugé le règlement n° 261/2004 ne s'applique pas à un vol avec correspondance(s) de ce type et ce même s'il a fait l'objet d'une réservation unique et même s'il est opéré par un transporteur communautaire.

La bonne compréhension de cette décision nécessite de revenir sur la notion de « vol », dont la définition est absente du règlement n° 261/2004 comme l'a fait observer Vincent Correia (J.-Cl., fasc. 930, Transport aérien, Protection des droits des passagers, 1er janv. 2014, nos 18 s.). C'est pourtant une notion essentielle pour appliquer la législation relative aux refus d'embarquement, annulations et des retards importants de vol. Dans le silence du législateur européen, il revient à la CJUE d'en définir les contours. Celle-ci a défini la notion de « vol » comme « une unité » de transport, « réalisée par un transporteur aérien qui fixe son itinéraire » (CJUE 10 juill. 2008, aff. C-173/07, Emirates Airlines, pt 40). Naturellement, une difficulté supplémentaire se pose pour les vols avec correspondance(s), donnant lieu à une réservation unique mais effectués en plusieurs vols et/ou par plusieurs transporteurs aériens. La CJUE a estimé que la notion de vol avec correspondance(s) doit être comprise comme renvoyant à deux ou à plusieurs vols « constituant un ensemble aux fins du droit à indemnisation des passagers » (CJUE 26 févr. 2013, aff. C-11/11, Folkerts, pts 17 et 18, Dalloz actualité, 12 mars 2013, obs. X. Delpech ; D. 2013. 638 ; RTD eur. 2014. 212, obs. L. Grard ; 31 mai 2018, aff. C-537/17, Wegener, pt 18, Dalloz actualité, 29 juin 2018, obs. X. Delpech ; D. 2018. 1205, obs. P. Dupont ; RTD eur. 2019. 162 et les obs. ). Cependant, comme le soulignait également Vincent Correia, la clarté de l'interprétation donnée dans l'arrêt Emirates s'est trouvée relativisée par l'arrêt Folkerts. Une interprétation extensive de l'importance accordée par la Cour à la destination finale pourrait venir brouiller la délimitation du champ d'application territorial du règlement lorsque la dernière opération de transport est effectuée entre deux États tiers à l'Union européenne. Cela ne manquerait pas de soulever des critiques sur le terrain de l'application extraterritoriale du droit de l'Union, soulignait l'éminent auteur.

Les faits de l'arrêt du 24 février 2022 concernaient un vol avec correspondance ayant donné lieu à une réservation unique effectué par une compagnie communautaire, Austrian Airlines. Le vol devait relier Chişinău (Moldavie) à Bangkok (Thaïlande), via Vienne (Autriche). L'arrivée à Bangkok s'étant faite avec retard, le passager avait saisi la justice en Autriche d'une action indemnitaire fondée sur le règlement n° 261/2004. S'interrogeant sur l'application du règlement européen au litige, la justice autrichienne avait saisi à titre préjudiciel la CJUE. Le doute était pour le moins permis : une lecture littérale de l'article 3 du règlement n° 261/2004 semblait aboutir à écarter l'application de la législation européenne mais cette interprétation semblait aboutir à une solution défavorable aux passagers et in fine contraire à l'objectif de garantir un niveau élevé de protection des passagers qui est au cœur dudit règlement (consid. 1).

Le règlement Passagers s'applique à une opération de transport aérien de passagers et non à un vol stricto sensu

Dans l'arrêt du 24 février 2022, la Cour rappelle tout d'abord que le règlement n° 261/2004 s'applique aux passagers et non pas aux vols qu'ils empruntent. Seuls importent le lieu de l'aéroport de départ et le lieu de l'aéroport d'arrivée du passager concerné, à l'exclusion des aéroports utilisés, en tant que les lieux d'escale, par les vols que ce passager a empruntés aux fins d'atteindre sa destination d'arrivée (pt 23 de l'arrêt du 24 févr. 2022). Ces deux lieux – celui de départ et celui d'arrivée – se trouvent au cœur du contrat de transport aérien et délimitent la protection dont bénéficient les passagers. Il est donc logique qu'ils constituent également les deux critères principaux du champ d'application territoriale du règlement. Il s'ensuit que, dans le cas de vols avec correspondance(s) faisant l'objet d'une réservation unique, il ne doit pas être tenu compte, pour interpréter l'article 3 du règlement n° 261/2004, du lieu de l'aéroport d'escale, étant donné que celui-ci ne saurait être considéré comme le lieu de l'aéroport de départ ou d'arrivée du passager concerné (pt 23).

Rappelons que le règlement n° 261/2004 s'applique aux passagers au départ d'un aéroport situé sur le territoire d'un État membre de l'Union européenne. Il s'agit de la première hypothèse d'application territoriale envisagée par le règlement (art. 3, § 1, a). Sont ainsi couverts par le règlement tous les passagers au départ d'un aéroport situé sur le territoire européen. Il convient donc d'interpréter cette disposition comme prévoyant l'application du règlement aux vols entre États membres comme aux vols au sein de ces derniers, mais également aux vols à destination d'États tiers. Il n'importe pas que le transporteur aérien soit issu un État tiers. Ainsi, en cas de vol au départ de l'Union européenne, le règlement s'applique au passager sans aucune condition, comme cela a été confirmé par le juge européen s'agissant d'un vol reliant Prague à Bangkok via Abou Dhabi (CJUE 11 juill. 2019, aff. C-502/18, Ceské aerolinie, pt 18, Dalloz actualité, 1er oct. 2019, obs. X. Delpech ; D. 2019. 1922 , note P. Dupont et G. Poissonnier ; ibid. 2020. 1425, obs. H. Kenfack ; RTD eur. 2020. 420, obs. L. Grard ).

Si le passager emprunte un vol au départ d'un État membre, le règlement n° 261/2004 couvre l'escale dans un État tiers. C'est ainsi que la CJUE a considéré que ce règlement s'applique à un transport de passagers effectué en vertu d'une réservation unique et comportant, entre son départ d'un aéroport situé sur le territoire d'un État membre et son arrivée dans un aéroport situé sur le territoire d'un pays tiers, une escale planifiée en dehors de l'Union, avec un changement d'appareil (CJUE 31 mai 2018, aff. C-537/17, Wegener, pt 25, Dalloz actualité, 29 juin 2918, obs. X. Delpech ; D. 2018. 1205, obs. P. Dupont ; RTD eur. 2019. 162 et les obs. , s'agissant d'un vol avec une réservation unique opéré par la compagnie Royal Air Maroc, pour se rendre de Berlin à Agadir et prévoyant une escale à Casablanca ; v. égal., Civ. 1re, 30 nov. 2016, n° 15-21.590, Dalloz actualité, 16 déc. 2016, obs. X. Delpech ; D. 2017. 484 , note G. Poissonnier et P. Dupont ; ibid. 1441, obs. H. Kenfack ; RTD eur. 2017. 336-11, obs. N. Rias ; ibid. 256, obs. L. Grard ; s'agissant d'un vol Paris-Kuala-Lumpur, via Dubaï, opéré par la société Emirates ; EEI 2017. Comm. 18, note C. Degert-Ribeiro ; RCA 2017. Comm. 53, obs. L. Bloch). Et ce alors même qu'en vertu de l'article 3, § 1, du règlement n° 261/2004, les vols au départ et à destination d'un aéroport situé sur le territoire d'un État tiers demeurent hors champ de celui-ci.

Rappelons également que le règlement n° 261/2004 s'applique aux passagers au départ d'un aéroport situé dans un pays tiers et à destination d'un aéroport situé sur le territoire d'un État membre de l'Union européenne, à moins que ces passagers ne bénéficient de prestations ou d'une indemnisation et d'une assistance dans ce pays tiers, si le transporteur aérien effectif qui réalise le vol est un transporteur communautaire. Il s'agit ici de la seconde hypothèse d'application territoriale envisagée par le règlement (art. 3, § 1, b). Il s'en déduit que pour les vols au départ d'un pays tiers et à destination de l'Union, il est impératif de vérifier, en premier lieu, si le transporteur est communautaire (Civ. 1re, 26 sept. 2019, n° 18-21.188, Dalloz actualité, 8 oct. 2019, obs. X. Delpech ; D. 2019. 1885 , pour un vol Phnom Penh-Paris, avec une correspondance à Bangkok, opéré par la société Thaï Airways International). Les compagnies aériennes des États membres de l'Union sont toujours soumises au règlement lorsqu'elles effectuent des vols en provenance d'États tiers, contrairement aux transporteurs d'États tiers (Civ. 1re, 21 nov. 2012, n° 11-22.552, Rev. crit. DIP 2013. 916, note J.-M. Jude , s'agissant d'un vol retour Annaba-Paris opéré par la compagnie Air Algérie). Il est impératif de vérifier, en second lieu, si le passager concerné n'a pas bénéficié dans l'État tiers de départ de prestations ou d'une indemnisation et d'une assistance. C'est ce que le juge européen a confirmé (CJUE 11 juin 2020, aff. C-74/19, Transportes Aéreos Portugueses, pt 33, D. 2020. 2223 , note P. Dupont et G. Poissonnier ; ibid. 2021. 1695, obs. H. Kenfack ; RTD eur. 2021. 449, obs. L. Grard ). Une telle exclusion a pour but d'éviter toute double compensation. Elle est cependant difficile à vérifier et la jurisprudence n'a pas eu, à notre connaissance, à se prononcer sur cette condition.

Ainsi, en cas de vol au départ d'un pays tiers vers le territoire de l'Union européenne, le règlement s'applique au passager, sous réserve que deux conditions spécifiques soient remplies.

La CJUE a déjà eu l'occasion de préciser à cet égard que le règlement ne s'appliquait pas à la situation d'un voyage aller-retour dans laquelle les passagers initialement partis d'un aéroport situé sur le territoire d'un État membre regagnent cet aéroport sur un vol au départ d'un aéroport situé dans un pays tiers, et ce indépendamment du fait que le vol aller et le vol retour aient fait l'objet d'une réservation unique (CJCE 10 juill. 2008, aff. C-173/07, Emirates Airlines, pts 30 à 33, s'agissant du vol retour reliant Manille à Düsseldorf avec une escale à Dubaï, le vol étant opéré par Emirates Airlines).

L'existence d'une escale située sur le territoire de l'Union européenne ne constitue pas un élément pertinent en vue de l'application du règlement Passagers

Dans son arrêt du 24 février 2022, la CJUE ne dissimule pas sa volonté de préserver la distinction entre les deux hypothèses d'application territoriale du règlement prévues par son article 3 (pts 32 à 39 de l'arrêt du 24 févr. 2022). Une interprétation contraire à celle retenue aurait, selon la Cour, pour effet de vider les deux hypothèses envisagées de leur sens ou de brouiller la distinction entre celles-ci. La CJUE ne cache pas non plus son souhait de préserver la cohérence et les acquis de sa jurisprudence interprétant le texte de l'article 3 et les deux hypothèses qu'il prévoit. Une interprétation contraire à celle retenue aurait, selon la Cour, pour effet de violer le principe de sécurité juridique qui exige que la législation de l'Union soit certaine et que son application soit prévisible pour les justiciables, ici les compagnies aériennes (pt 40 de l'arrêt du 24 févr. 2022).

Cependant, en excluant d'appliquer le règlement n° 261/2004 à un vol avec correspondance(s) transitant simplement par un État de l'Union européenne, et ce même s'il a fait l'objet d'une réservation unique et même s'il est opéré par un transporteur communautaire, la CJUE ne se contente pas de démontrer que la solution inverse aurait des effets négatifs manifestes. Elle s'appuie également sur de solides éléments textuels et jurisprudentiels.

Premièrement, son interprétation de l'article 3, § 1, du règlement n° 261/2004 correspond à la notion de « destination finale » (définie à l'art. 2, h, du même règl.) comme la destination figurant sur le billet présenté au comptoir d'enregistrement ou, dans le cas des vols avec correspondances, la destination du dernier vol emprunté par le passager (pt 24). Ainsi, un vol avec une ou plusieurs correspondance(s) ayant donné lieu à une réservation unique, dans la mesure où il constitue un ensemble aux fins du droit à indemnisation des passagers, implique que l'applicabilité du règlement n° 261/2004 soit appréciée au regard du lieu de départ initial et de la destination finale de ce vol (CJUE 11 juill. 2019, aff. C-502/18, préc., pt 16 ; ord., 12 nov. 2020, C-367/20, KLM Royal Dutch Airlines, pt 19).

Deuxièmement, cette interprétation se trouve confortée également par la jurisprudence de la Cour, selon laquelle, aux fins de l'indemnisation forfaitaire prévue à l'article 7 du règlement n° 261/2004 (pts 27 et 28). En effet, seuls importent, d'une part, le retard constaté par rapport à l'heure d'arrivée prévue à la destination finale, entendue comme la destination du dernier vol emprunté par le passager concerné et, d'autre part, la distance entre le lieu du premier décollage et la destination finale, abstraction faite d'éventuels vols de correspondance (v., en ce sens, CJUE 26 févr. 2013, aff. C-11/11, préc., pt 35, et ord., 22 avr. 2021, C-592/20, British Airways, pt 33).

Troisièmement et enfin, selon la Cour, cette interprétation ne contrarie nullement l'objectif du règlement n° 261/2004 visant à garantir un niveau élevé de protection des passagers aériens. Certes, l'exigence d'un niveau élevé de protection impose que le règlement no 261/2004 soit interprété conformément à cet objectif, mais cela ne saurait pour autant mener à étendre indûment le champ d'application du règlement à des situations qui ne relèvent pas de celui-ci (pt 29 du 24 févr. 2022).

Il s'en déduit que le règlement ne saurait être interprété en ce sens que le passager d'un vol avec correspondance(s) dont le lieu de départ initial et la destination finale sont situés dans des pays tiers peut se prévaloir des dispositions de ce règlement au seul motif qu'une ou plusieurs escales des segments de ce vol sont situées sur le territoire de l'Union (pt 30).

La solution retenue par la CJUE est solidement motivée, avec différents arguments tenant à la lettre, au contexte, et aux objectifs du règlement n° 261/2004. Elle recourt également à des arguments de cohérence jurisprudentielle et de sécurité juridique. Il n'en demeure pas moins que cette solution tend avant tout à éviter une application territoriale extensive du règlement, afin d'éviter un effet d'aspiration sur des États tiers, dont le territoire est le point de départ ou d'arrivée de vols avec une escale en Europe (on pense en particulier à tous les vols reliant l'Asie au continent américain). Il n'en demeure pas moins, contrairement à ce que laisse entendre le juge européen, que la solution retenue est défavorable aux passagers et probablement injuste pour eux. D'une part, le transporteur en question – Austrian Airlines – était communautaire et un passager est en droit d'attendre dans ce cas qu'il respecte la réglementation européenne, et a fortiori lorsque ses avions font escale sur le territoire européen. D'autre part, elle crée une inégalité de traitement entre passagers soumis à des situations identiques. En effet, si les deux segments de vol (Chişinău-Vienne et Vienne-Bangkok) n'avaient pas fait l'objet d'une réservation unique par le passager, chacun de ceux-ci relèverait bien du champ d'application du règlement n° 261/2004. Et de ce fait, le retard enregistré à l'arrivée à Bangkok aurait pu donner lieu à l'indemnisation du passager, ce qui ne sera pas le cas ici. Voilà donc encore un point qui devra être traité dans le cadre d'une révision du règlement Passagers.

 

Par Pascal Dupont et Ghislain Poissonnier

CJUE 24 févr. 2022, aff. C-451/20, Airhelp c. Austrian Airlines

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