La CJUE se prononce sur les mesures d'assainissement mises à la charge des banques centrales !

Par un arrêt important du 13 septembre 2022, la Cour de justice de l'Union européenne s'est prononcée sur les mesures d'assainissement pouvant être mises à la charge des banques centrales. Toute indemnisation selon un système s'apparentant à de la responsabilité objective est exclue. Pour qu'une somme d'argent soit mise à la charge d'une banque centrale, il faut que cette dernière ait commis une faute grave dans l'exercice de ses fonctions.

La directive 2001/24/CE du 4 avril 2001 concernant l'assainissement et la liquidation des établissements de crédit autorise les autorités nationales du pays d'origine d'un établissement bancaire à décider de la mise en œuvre de mesures d'assainissement le concernant, mesures qui « sont destinées à préserver ou rétablir sa situation financière et qui sont susceptibles d'affecter les droits préexistants de tiers […]» (dir. 2001/24/CE, art. 2). Il est loisible aux autorités nationales de charger la Banque centrale nationale (BCN) de telles mesures. Cependant, parce que cette dernière fait partie du Système européen de banques centrales (SEBC ; sur ce système v. M. Dévoluy et R. Kovar, Union économique et monétaire, RDE 2015, § 347 s.), ils doivent alors en respecter les règles propres qui visent à en garantir l'indépendance. La Cour de justice vient d'avoir l'occasion de donner de précieux éclaircissements à ce sujet, dans un arrêt concernant la banque centrale de Slovénie.

 

Le double régime de responsabilité de la BCN pour une mesure d'assainissement

Le législateur slovène a confié à cette dernière la mission de supprimer certains instruments financiers lorsqu'un établissement de crédit risquait de faire faillite et a fixé les conditions dans lesquelles sa responsabilité pouvait être engagée pour les dommages causés par cette mesure à des investisseurs. Ces modalités ont fait l'objet d'une demande de contrôle de constitutionnalité par la Banque centrale de Slovénie, ce qui a amené la Cour constitutionnelle à interroger la Cour de justice.

Le dispositif en cause prévoit que la responsabilité de la Banque centrale peut être engagée pour des dommages causés par la suppression de certains instruments financiers dans le cadre de deux régimes distincts. Un premier régime s'analyse comme de responsabilité pour faute. La responsabilité de la Banque centrale peut être engagée lorsqu'il est établi que la suppression d'un instrument financier ne constituait pas une mesure nécessaire afin d'éviter la faillite de la banque concernée et d'assurer la stabilité du système financier. Dans le cadre de ce régime, il revient à la Banque centrale de Slovénie d'établir qu'elle-même a agi avec la diligence requise, dans les circonstances spécifiques d'une situation de crise. Un second régime, que l'on peut qualifier de responsabilité objective, est prévu spécialement pour les investisseurs modestes. Ils peuvent obtenir de la Banque centrale de Slovénie le paiement d'une indemnité d'un montant équivalent à 80 % du prix payé lors de l'acquisition de cet instrument financier, dans la limite d'un montant maximal de 20 000 €. Afin d'assurer la couverture des coûts découlant de l'application de ces régimes de responsabilité, il était prévu la constitution par la Banque centrale de Slovénie de réserves spéciales dédiées à cette couverture, mais également, le cas échéant, que la Banque centrale devrait utiliser jusqu'à 50 % de ses réserves générales, puis, en cas d'insuffisance, qu'elle devrait emprunter aux autorités slovènes les sommes nécessaires.

La Cour constitutionnelle slovène s'interrogeait principalement sur la compatibilité de ces régimes de responsabilité avec plusieurs principes encadrant le fonctionnement du SEBC : le principe, consacré aux articles 123 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et 21 du protocole sur le SEBC et la BCE, d'interdiction du financement monétaire des autorités nationales par les BCN et celui d'indépendance des BCN découlant de l'article 130 du TFUE et de l'article 7 du protocole sur le SEBC et la BCE.

Compatibilité du régime de responsabilité pour faute de la BCN

La réponse à la première question est circonstanciée : le dispositif en cause est conforme à l'interdiction du financement monétaire, « pour autant que ladite banque centrale ne soit tenue responsable que lorsqu'elle-même ou les personnes qu'elle a habilitées à agir en son nom ont agi en méconnaissance grave de leur obligation de diligence » (§ 79). Pour parvenir à cette solution, la Cour commence par indiquer que les États membres peuvent, en droit national, donner des missions aux BCN au-delà de celles prévues en droit de l'Union européenne (ici, celle de prendre des mesures d'assainissement). Mais ils doivent alors tenir compte de la spécificité de cette institution, du point de vue du droit de l'Union, en tant qu'elle fait partie du SEBC « construction juridique originale qui associe et fait coopérer étroitement des institutions nationales, à savoir les banques centrales nationales, ainsi qu'une institution de l'Union, à savoir la BCE, et au sein de laquelle prévalent une articulation différente et une distinction moins marquée de l'ordre juridique de l'Union et des ordres juridiques internes » (§ 52). Ce point est déterminant dans le raisonnement judiciaire. En un mot, comme le juge la Cour, les banques centrales nationales « ont un statut hybride, en ce qu'elles constituent à la fois des autorités nationales et des autorités agissant dans le cadre du SEBC » (§ 52, v. déjà CJUE 7 déc. 2020, Commission c. Slovénie [Archives de la BCE], aff. C-316/19, RTD eur. 2021. 475, obs. J. P. Jacqué ). Au cas présent, la singularité du SEBC permet à la Cour d'exiger que les conditions dans lesquelles la responsabilité de la BCN peut être engagée respectent le droit de l'Union européenne.

Exigence d'une faute grave imputable à la BCN dans l'exercice d'une fonction attribuée en droit national

Ayant ainsi posé le cadre de son analyse, la Cour se livre alors au contrôle substantiel auquel l'invitait la question préjudicielle : le dispositif slovène contrevient-il à l'interdiction faite à une BCN de financer l'autorité nationale (sur cette interdiction du financement monétaire, v. M. Dévoluy et R. Kovar, art. préc., nos 733 s.) ? La Cour commence par chercher la réponse à cette question dans le règlement (CE) n° 3603/93 du 13 décembre 1993, précisant les définitions nécessaires à l'application des interdictions qui sont aujourd'hui énoncées à l'article 123 du TFUE. La responsabilité mise à la charge de la BCN pourrait correspondre au « financement d'obligations du secteur public à l'égard de tiers », identifié par le règlement (§ 67). Une telle qualification n'est cependant pas systématique (§ 69). La raison d'être de l'interdiction du financement par la BCN d'obligations du secteur public à l'égard des tiers doit se comprendre dans le contexte de l'objectif poursuivi par l'article 123 du TFUE, à savoir éviter « qu'un financement monétaire des déficits publics ou un accès privilégié des autorités publiques aux marchés financiers ne conduise à un endettement excessif » (§ 72). Dans ce cadre, la Cour fait une distinction, cruciale dans son raisonnement, entre deux hypothèses, selon que la responsabilité d'une BCN est engagée du seul fait que celle-ci a exercé une fonction qui lui a été attribuée par le droit national ou si la responsabilité est encourue en raison de la méconnaissance, par cette banque centrale, de certaines obligations. Dans ce second cas, l'indemnisation de tiers ayant subi un préjudice constitue la conséquence de ses agissements, et non la prise en charge d'une obligation préexistante à l'égard de tiers pesant sur les autres autorités publiques (§ 71). Or, en l'espèce, le régime de responsabilité en cause repose sur le défaut de diligence de la BCN dans l'exercice d'une fonction attribuée par le droit national, il ne correspond donc pas au financement d'obligations du secteur public à l'égard des tiers (§ 74), à condition, là encore précision importante, que « la méconnaissance de l'obligation de diligence qui lui est reprochée présente un caractère grave » (§ 75). En effet, il faut tenir compte du contexte de complexité et d'urgence caractérisant la mise en œuvre des mesures d'assainissement : seule une violation manifeste devrait être prise en compte (§ 76).

Incompatibilité du régime de responsabilité objective de la BCN

Ce raisonnement conditionne la réponse de la Cour au sujet du second régime de responsabilité qui, lui, ne prévoit pas spécialement une prise en compte du comportement de la BCN, mais met à sa charge en toute hypothèse une obligation d'indemnisation de certains titulaires de titres financiers supprimés. Il s'agit d'un choix politique, pour protéger les investisseurs modestes, que les pouvoirs publics peuvent faire, à condition de n'en pas mettre les conséquences à la charge de la BCN, indique en substance la Cour de justice, car il s'agit du financement d'obligations pesant sur le secteur public (§ 85).

Incompatibilité de modalités de financement menaçant l'indépendance de la BCN

Les modalités de financement du régime responsabilité étaient-elles de nature à affecter la capacité de la BCN à remplir efficacement ses missions, ce qui porterait atteinte au principe d'indépendance prévu à l'article 130 du TFUE (sur ce principe, v. M. Dévoluy et R. Kovar, art. préc., n° 557) ? La réponse de la Cour est positive (seul le premier régime de responsabilité est concerné, puisque le second est condamné en toute hypothèse). La Cour rappelle le caractère fondamental du principe d'indépendance de la BCE et du SEBC (§ 94). Il en découle que les règles nationales relatives à la BCN ne sauraient « placer la banque centrale nationale concernée dans une situation compromettant, d'une quelconque manière, sa capacité à s'acquitter de manière indépendante d'une mission relevant du SEBC » (§ 97). Là encore, la nature hybride des BCN dans le cadre du SEBC est mise en avant et joue un rôle déterminant dans le raisonnement de la Cour (§ 98 s.). De ce point de vue, « la constitution de réserves par les BCN apparaît indispensable, notamment afin d'être en mesure de compenser d'éventuelles pertes résultant d'opérations de politique monétaire […] » (§ 100). D'une manière générale, d'après la Cour, un affaiblissement des fonds propres d'une BCN est de nature à compromettre l'indépendance de cette institution, sauf si l'État s'est engagé au préalable à ce qu'elle bénéficie des fonds nécessaires « tout en conservant sa capacité à remplir efficacement et en pleine indépendance ses missions relevant du SEBC » (§ 105), ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

L'arrêt met en lumière le caractère hybride des BCN et la délicate articulation qui en découle entre leurs missions de droit national et celles qui proviennent de leur appartenance au SEBC, dans le cadre de l'Union monétaire.

 

CJUE, gr. ch., 13 sept 2022, Banka Slovenje, aff. C-45/21

Par Etienne Farnoux

© Lefebvre Dalloz