La poursuite abusive d'une activité déficitaire peut être postérieure à la date de cessation des paiements

L'article L. 653-4, 4°, du code de commerce sanctionne par la faillite personnelle le fait pour un dirigeant de poursuivre abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne peut conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale. Or, pour la Cour de cassation, un tel comportement peut être caractérisé, même lorsque la cessation des paiements est déjà survenue au moment de la poursuite de l'activité déficitaire.

D'une façon extrêmement générale, la faillite personnelle est une sanction frappant le dirigeant d'une entreprise pour avoir commis une faute participant à l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire.

Plus précisément, les cas de faillite personnelle sont limitativement prévus par le code de commerce à l'article L. 653-4. Le texte prévoit que le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de tout dirigeant, de droit ou de fait, d'une personne morale, contre lequel a été relevé l'un des faits ci-après :

  1. avoir disposé des biens de la personne morale comme des siens propres ;
  2. sous couvert de la personne morale masquant ses agissements, avoir fait des actes de commerce dans un intérêt personnel ;
  3. avoir fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l'intérêt de celle-ci à des fins personnelles ou pour favoriser une autre personne morale ou entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou indirectement ;
  4. avoir poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale ;
  5. avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l'actif ou frauduleusement augmenté le passif de la personne morale.

Ledit texte est d'interprétation stricte, car les sanctions professionnelles – dont la faillite personnelle est une variété aux côtés de l'interdiction de gérer – ont le caractère d'une punition et sont soumises aux exigences constitutionnelles applicables en matière pénale (Cons. const. 29 sept. 2016, nos 2016-570 QPC et 2016-573 QPC ; BJS déc. 2016, n° 115u0, p. 738, note B. Saintourens ; BJE janv. 2017, n° 113x5, p. 41, note T. Favario).

Ce faisant, la faillite personnelle ne peut être prononcée que dans les cas et aux conditions prévus par la loi (Com. 22 févr. 2017, n° 15-18.365 NP ; 7 nov. 2018, n° 17-21.284 NP ; 12 juin 2019, n° 16-25.025 NP).

En ayant ces éléments à l'esprit, portons à présent la focale sur l'un des cas visés à l'article L. 653-4 du code de commerce.

Comme nous l'avons indiqué, il résulte du 4° du texte précité que le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de tout dirigeant, de droit ou de fait, d'une personne morale, contre lequel a été relevé le fait d'avoir poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale.

Mais qu'en est-il lorsque la poursuite de l'activité déficitaire a lieu postérieurement à la date de cessation des paiements ?

Par essence, dans cette hypothèse, une telle poursuite ne peut pas « conduire » à la cessation des paiements, précisément, car cet état existe déjà ! Or, est-ce trop solliciter la lettre du 4° de l'article L. 653-4 du code de commerce que de tout de même conclure, dans ce cas, au prononcé de la mesure personnelle ?

L'arrêt ici commenté permet, d'une façon inédite à notre connaissance, de répondre à cette interrogation.

En l'espèce, une société a été mise en liquidation judiciaire le 19 novembre 2014 et la date de cessation des paiements fixée, par report, au 19 mai 2013. Le liquidateur a recherché la responsabilité pour insuffisance d'actif du dirigeant de la société débitrice et l'a, également, assigné en faillite personnelle.

Le mandataire obtient gain de cause en première instance et en appel, puisque le dirigeant est condamné à une mesure de faillite personnelle d'une durée de huit ans, prise au motif de la poursuite abusive d'une activité déficitaire, dans un intérêt personnel et ne pouvant conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale.

Plus précisément, pour aboutir à cette condamnation, les juges du fond ont, d'abord, constaté que l'exploitation de la société débitrice était gravement déficitaire au 31 décembre 2013 et que le principal client de la société – représentant 91 % du chiffre d'affaires – avait dans le même temps été perdu. Ensuite, l'arrêt d'appel met en lumière que le dirigeant avait, malgré cette situation, poursuivi l'activité de la société, d'une part, abusivement, pour s'être abstenu de s'acquitter des charges sociales et fiscales en 2014 et, d'autre part, dans un intérêt personnel, puisque la poursuite de l'activité dans ces conditions lui avait permis de faire profiter une société tierce, dont il était l'associé unique et le gérant, de la clientèle de la société débitrice. Par conséquent, au bénéfice de ces éléments, la cour d'appel a retenu que le dirigeant avait commis le fait prévu par l'article L. 653-4, 4°, du code de commerce, ce qui justifiait le prononcé de sa faillite personnelle, et ce, peu important que la date de cessation des paiements ait été fixée au 19 mai 2013.

Le dirigeant se pourvoit en cassation. Il reprochait une certaine incohérence chronologique dans le raisonnement des juges d'appel confinant, selon lui, à l'inapplicabilité de l'article L. 653-4 du code de commerce. L'argumentaire du demandeur reposait sur le fait que la cour d'appel avait établi la poursuite de l'activité déficitaire en 2014, mais avait, dans le même temps, constaté que la date de cessation des paiements avait été fixée au 19 mai 2013. Or, selon le dirigeant, la continuation de l'activité en 2014 ne pouvait pas « conduire », par essence, à la cessation des paiements au sens de l'article L. 653-4, puisque celle-ci était déjà intervenue en mai 2013. Par conséquent, puisque les éléments constitutifs du cas de faillite personnelle n'étaient pas réunis, la cour d'appel aurait violé, pour le demandeur, la lettre du code de commerce.

La Cour de cassation n'est pas convaincue par l'analyse et rejette le pourvoi.

Tout en rappelant la lettre de l'article L. 653-4, 4°, du code de commerce, la haute juridiction précise néanmoins que le comportement susceptible d'encourir la mesure de faillite personnelle peut également être caractérisé lorsque la cessation des paiements est déjà survenue au moment de la poursuite de l'activité déficitaire.

Une sanction « au-delà » du texte ?

De prime abord, la solution ainsi formulée a de quoi surprendre.

Au regard de la matière et comme indiqué précédemment, une interprétation stricte des textes s'impose (P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz Action, 2021-2022, n° 912.091). Plus précisément, puisque les mesures personnelles constituent des entraves à la liberté d'entreprendre, elles ne peuvent être étendues au-delà des hypothèses qu'elles envisagent (J.-P. Legros, note ss Com. 5 sept. 2018, n° 16-28.681 NP, Dr. sociétés 2019/4, comm. 71).

Hélas, intuitivement, c'est précisément ce à quoi semble se livrer la Cour de cassation au sein de l'arrêt ici rapporté !

Mais à y regarder de plus près, ce premier sentiment est-il exact ? La haute juridiction ajoute-t-elle véritablement, et donc illégitimement, à la lettre de l'article L. 653-4, 4°, du code de commerce ?

Au risque de subir la critique de nos collègues, nous ne le pensons pas. Aussi, nous soutiendrons que le principe d'interprétation stricte des textes en matière de mesures personnelles n'est pas remis en cause en l'espèce.

Une solution respectueuse de l'esprit de l'article L. 653-4 du code de commerce

En l'occurrence, pour aboutir à la sanction du dirigeant, les conditions à vérifier étaient les suivantes : une poursuite abusive de l'exploitation déficitaire, accomplie dans un intérêt personnel par le dirigeant et ne pouvant conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale.

Si les deux premières conditions ne suscitent pas de difficulté, la dernière connaît, au sein de l'arrêt sous commentaire, une application pour le moins novatrice. Si nous formulons cette remarque, c'est qu'en l'espèce, la survenance de la cessation des paiements n'était plus une simple perspective inéluctable comme l'exige pourtant l'article L. 653-4, mais il s'agissait, au contraire, d'une réalité, car, par le jeu d'un report inscrit dans le jugement d'ouverture, la date de cessation des paiements avait été fixée au 19 mai 2013, soit antérieurement à la poursuite de l'activité déficitaire.

En réalité, il nous semble que critiquer l'application de la faillite personnelle en ne s'attachant qu'à la seule survenance prévisible de l'état de cessation des paiements enferme le texte précité dans une logique et un esprit qui ne sont pas les siens.

Au demeurant, l'exigence d'une exploitation déficitaire « ne pouvant conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale » nous paraît viser l'unique hypothèse, certes courante, d'une confusion de la date du jugement d'ouverture et de celle de la cessation des paiements. Or, puisque prononcer la faillite personnelle impose de caractériser des actes antérieurs au jugement d'ouverture (Com. 23 oct. 2019, n° 18-12.181 P, Dalloz actualité, 20 nov. 2019, obs. X. Delpech ; D. 2019. 2087 ; Rev. sociétés 2019. 787, obs. P. Roussel Galle ), ces derniers doivent logiquement et inévitablement conduire à la cessation des paiements fixée à la date de ce jugement.

Nous nous apercevons alors qu'une interprétation littérale du 4° de l'article L. 653-4 du code de commerce conduirait à systématiquement bloquer l'application de la disposition dans les cas où la date de cessation des paiements est, comme en l'espèce, reportée.

Pourtant, pragmatiquement, nous ne saurions défendre l'idée selon laquelle le dirigeant ne connaissait pas la réalité de la situation de sa société et qu'il n'avait pas conscience des actes conduisant à la cessation des paiements, alors que, rétrospectivement, cet état était déjà avéré.

Pour le dire autrement, dans l'hypothèse d'un report de la date de cessation des paiements, la troisième condition de l'article L. 653-4, 4°, du code de commerce ne doit plus être analysée comme une perspective inéluctable, mais bien comme une réalité tangible que le report de la date de cessation des paiements permet de vérifier.

Par conséquent, si nous accréditons volontiers la solution retenue par la Cour de cassation, c'est que le report de la date de cessation des paiements ne fait que confirmer la condition exigée par l'article L. 653-4 du code de commerce… et ce, sans ajouter au texte !

 

Par Benjamin Ferrari

Com. 13 avr. 2022, FS-B, n° 21-12.994

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