Prestation compensatoire sous forme de rente viagère : transmission d'une QPC
La Cour de cassation a accepté de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions transitoires de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004. En particulier, l'article 33-VI de cette loi permet au juge de supprimer les prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000 en cas d'avantage manifestement excessif procuré au créancier par le maintien de celle-ci. Pour le demandeur, cette disposition méconnaîtrait les articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La Cour de cassation a jugé la question sérieuse.

L'arrêt de la remière chambre civile de la Cour de cassation rendu le 15 octobre 2020 (n° 20-14.584) intervient dans un domaine où le contentieux ne semble pas tarir : la révision de la prestation compensatoire fixée sous forme de rente viagère. Pour autant, c'est la première fois semble-t-il que le système mis en place par le législateur en 2004 fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité transmise au Conseil constitutionnel.
En l'espèce, deux époux avaient divorcé en 1999 et le jugement avait accordé à l'épouse une prestation compensatoire sous la forme d'une rente viagère indexée. En 2015, l'époux a demandé la suppression de la rente, ce qui lui a été accordé par un arrêt du 14 mai 2019 sur le fondement des articles 33-VI de la loi du 26 mai 2004 et 276-3 du code civil, dans sa rédaction issue de ce texte. L'épouse a alors formé un pourvoi dans le cadre duquel elle a formulé deux questions prioritaires de constitutionnalité.
Ces questions étaient les suivantes :
« 1 / L'article 33-VI de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 méconnaît-il l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en ce qu'il prévoit la possibilité pour le juge de supprimer la prestation compensatoire versée sous forme de rente viagère et fixée, judiciairement ou par convention, avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000, tandis qu'une telle faculté de suppression n'était pas ouverte au jour où la prestation a été fixée ? »
« 2 / L'article 33-VI de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce méconnaît-il l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en ce qu'il prévoit que les prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000 pourront être révisées, suspendues ou supprimées en cas de changement important intervenu dans les besoins ou les ressources de l'une ou l'autre des parties ou en cas d'avantage manifestement excessif procuré au créancier par le maintien de la prestation compensatoire alors que les prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère après l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000 ne peuvent être révisées, suspendues ou supprimées qu'en cas de changement important intervenu dans les besoins ou les ressources de l'une ou l'autre des parties ? »
Le mécanisme de la QPC est connu. Pour que la Cour de cassation décide de saisir le Conseil constitutionnel de la question transmise, il faut que la disposition législative critiquée soit applicable au litige ou à la procédure en cours, ou constitue le fondement des poursuites, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel et enfin que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux. La Cour de cassation a considéré qu'en l'espèce ces trois conditions étaient réunies en raison notamment du caractère sérieux des questions posées.
Pour comprendre le sérieux de ces questions, il convient d'exposer sommairement l'évolution du droit en matière de prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère. Cette évolution repose sur trois lois principales.
Sous l'empire de la loi de 1975 (loi n° 75-617 du 11 juill. 1975 portant réforme du divorce), les prestations compensatoires, assez souvent fixées sous forme de rentes viagères, ne pouvaient être révisées « même en cas de changement imprévu dans les ressources ou les besoins des parties, sauf si l'absence de révision devait avoir pour l'un des conjoints des conséquences d'une exceptionnelle gravité » (C. civ., art. 273 anc.). L'application très stricte que les juges faisaient de cet article aboutissait à une quasi impossibilité de réviser ces prestations, de plus en plus nombreuses, et conduisait à des situations dont l'injustice était souvent dénoncée (en ce sens, H. Bosse-Platière, Régime de la prestation compensatoire, in P. Murat (dir.), Droit de la famille, Dalloz Action, 2020-2021, spéc. § 136.222).
C'est l'une des raisons qui ont amené le législateur à adopter la loi n° 2000-596 du 30 juin 2000 relative à la prestation compensatoire en matière de divorce. Cette loi a, à la fois, cantonné le recours à la prestation compensatoire sous forme de rente viagère à certaines situations exceptionnelles (article 276 du Code civil issu de cette loi) et permis la révision, la suspension ou suppression de celles-ci « en cas de changement important dans les ressources ou les besoins des parties » (art. 276-3 issu de cette loi).
C'est alors qu'est intervenue la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 portant réforme du divorce. Cette loi n'a pas modifié les principes posés par les articles 276 et 276-3 du code civil en ce qui concerne les rentes viagères. En revanche, ses dispositions transitoires prévoient dans leur article 33-VI – objet de la QPC – que « les rentes viagères fixées par le juge ou par convention avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2000-596 du 30 juin 2000 relative à la prestation compensatoire en matière de divorce peuvent être révisées, suspendues ou supprimées à la demande du débiteur ou de ses héritiers lorsque leur maintien en l'état procurerait au créancier un avantage manifestement excessif au regard des critères posés à l'article 276 du code civil. […] L'article 276-3 de ce code est applicable à la révision, à la suspension ou la suppression des rentes viagères fixées par le juge ou par convention avant l'entrée en vigueur de la présente loi. ». Il s'agissait pour le législateur de permettre au juge de rectifier les conséquences « disproportionnées » d'anciennes prestations compensatoires accordées de façon « irréfléchie » sous forme de rente viagère (en ce sens, S. David, Fixation de la prestation compensatoire, in S. David (dir.), Droit et pratique du divorce, Dalloz Référence, 2018-2019, spéc. § 215-152).
Ainsi, le sort des rentes viagères encore en vigueur aujourd'hui dépend de la date à laquelle elles ont été fixées.
Pour les prestations compensatoires fixées avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000, qui, originellement, ne pouvaient être révisées « même en cas de changement imprévu dans les ressources ou les besoins des parties, sauf si l'absence de révision devait avoir pour l'un des conjoints des conséquences d'une exceptionnelle gravité », elles peuvent désormais « être révisées, suspendues ou supprimées » soit « en cas de changement important dans les ressources ou les besoins de l'une ou l'autre des parties » soit « à la demande du débiteur ou de ses héritiers lorsque leur maintien en l'état procurerait au créancier un avantage manifestement excessif ».
Pour les prestations compensatoires fixées après l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000, elles peuvent « être révisées, suspendues ou supprimées » uniquement « en cas de changement important dans les ressources ou les besoins de l'une ou l'autre des parties ».
On peut alors résumer les points soulevés par les questions de la manière suivante.
D'une part, la loi de 2004 a permis de supprimer des prestations compensatoires qui ne pouvaient pas l'être en principe au moment de leur fixation. Selon l'auteur de la QPC cela serait contraire à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (ci-après DDHC).
D'autre part, la loi de 2004 a créé un cas de révision propre à ces prestations compensatoires fixées avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000, ce qui porterait atteinte à l'article 6 de la DDHC.
Revenons brièvement sur chacun de ces reproches.
L'article 16 de la DDHC prévoit que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution ». Cet article, qui est considéré comme le socle de la notion de « garantie des droits », semble être de plus en plus utilisé par le Conseil constitutionnel pour dessiner les contours d'une sorte de « droit à la sécurité juridique » (sur cette évolution, v., Rép. pr. civ., v° Procès équitable, 2017, par S. Guinchard, spéc. § 191). Ce droit fonderait implicitement le contrôle de constitutionnalité des lois réalisé par le Conseil constitutionnel, en particulier pour limiter la rétroactivité de celles-ci (en ce sens, S. Guinchard, préc.). Or il a été relevé par différents auteurs, que l'article 33-VI de la loi de 2004, conférait ex-nihilo au juge un « véritable pouvoir de révision en équité » de la décision ou de la convention ayant fixée la prestation compensatoire, au point que certains se sont demandé s'il s'agissait encore de droit transitoire (G. Lacoste et V. Larribau-Terneyre, Les dispositions transitoires de la loi du 26 mai 2004 sur le divorce, Dr. fam. 2005. Étude 1). Un éminent auteur a même affirmé plus franchement que cette disposition était « purement et simplement rétroactive » et qu'elle conduisait à « revenir sur des droits acquis éventuellement de nombreuses années auparavant ».
À l'heure où d'aucuns se demandent si le législateur peut encore conférer un effet rétroactif à la loi non répressive (X. Prétot, Le législateur peut-il encore conférer un effet rétroactif à la loi non répressive ? Libre propos sur une jurisprudence constitutionnelle ambiguë, in Mélanges Pierre Pactet, Dalloz, 2003, p. 817), la réponse du Conseil constitutionnel à la première question posée sera sans aucun doute scrutée avec intérêt.
En ce qui concerne la référence à l'article 6 de la DDHC, elle consiste à invoquer le principe de l'égalité entre les citoyens. Comme on l'a vu, il est difficile de nier que toutes les prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère ne sont pas traitées de la même manière par l'article 33-VI de la loi de 2004. On sait aussi néanmoins que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que législateur règle de façon différente des situations différentes pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Or il est admis que l'objectif de la loi de 2004, comme de la précédente, était de limiter ce type de prestation compensatoire afin d'éviter le prolongement des effets du divorce dans le temps. Ainsi, on pourrait concevoir qu'il y a une différence de situation entre les « nouvelles » prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère depuis l'entrée en vigueur de la loi de 2000 et celles qui sont antérieures à cette loi (les « anciennes »). En effet, les « nouvelles » prestations compensatoires sous forme de rentes viagères n'ont été accordées que dans des cas très exceptionnels répondant à des conditions précises (C. civ., art. 276 : lorsque l'âge ou l'état de santé du créancier ne lui permet pas de subvenir à ses besoins) alors qu'aucune condition particulière n'était exigée pour les « anciennes ». En effet, à l'époque, le code civil prévoyait simplement que « À défaut de capital ou si celui-ci n'est pas suffisant, la prestation compensatoire prend la forme d'une rente » (art. 276, loi de 1975) et que celle-ci était « attribuée pour une durée égale ou inférieure à la vie de l'époux créancier » (art. 276-1, loi de 1975). Il y aurait donc bien une différence de situation fondée sur les critères d'attribution entre les « anciennes » et les « nouvelles » prestations compensatoires fixées sous forme de rente viagère justifiant une différence de traitement. On pourrait soutenir en outre que, compte tenu de l'absence de spécificité des situations ayant à l'époque donné lieu à la fixation de rentes viagères, les « anciennes » prestations compensatoires seraient plus susceptibles d'aboutir à « un avantage manifestement excessif » au bénéfice du créancier en raison du simple écoulement du temps et de l'évolution des situations qui peut en résulter. Il n'est donc pas certain que l'argument prospère auprès du Conseil constitutionnel.
Pour terminer cette présentation, il convient de préciser que l'enjeu pratique est important. En effet, de nombreux arrêts ont été rendus ces dernières années en matière de révision de prestation compensatoire fixées sous forme de rente viagère (en ce sens, S. Ben Hadj Yahia, Un nouveau cas de révision de prestation compensatoire édictée par une disposition transitoire, Dr. fam. 2007. Étude 10 et la jurisprudence citée). Plusieurs d'entre eux ont fait application du critère de l'avantage manifestement excessif conféré au créancier et il est évident que, plus le temps passe, plus la durée du versement de ces rentes viagères datant des années 80-90 et le montant déjà versé (critères qui doivent obligatoirement être pris en compte depuis que la loi n° 2015-177 du 16 février 2015 a complété l'article 33-VI de la loi de 2004 en ce sens) risquent d'entraîner un avantage manifestement excessif. La question est d'autant plus aiguë que la Cour de cassation a récemment affirmé que l'autorité de chose jugée ne pouvait s'opposer à porter devant le juge la question déjà posée de la révision de la prestation, dès lors que des circonstances nouvelles résultant notamment de la durée de la rente et du montant déjà versé depuis un jugement antérieur pouvaient être invoquées (Civ. 1re, 29 mai 2019, n° 18-17.377, préc.). Cela semble donc indiquer que le débirentier pourrait régulièrement tenter de faire supprimer la rente viagère fixée avant l'entrée en vigueur de la loi du 30 juin 2000 en invoquant l'avantage manifestement excessif (v. sur ce point, R. Legendre, note sous Civ. 1re, 29 mai 2019, n° 18-17.377, préc.).
C'est dire combien la réponse du Conseil constitutionnel est attendue…
Source : Civ. 1re, 15 oct. 2020, FS-P, n° 20-14.584
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